
#Chute du régime
Peu nombreux.ses sont les syrien.nes à avoir dormi la nuit du 7 au 8 décembre. Scotché.es aux infos, on a suivi seconde pars econde, d’abord la libération de la prison de Saidnaya, et peu après, la chute du régime était annoncée.
Les mots peinent à traduire l’euphorie de ces instants 1, 2, mélange de joie débordante et de tristesse profonde
pour celles et ceux qui n’ont pas pu être parmi nous.
Beaucoup d’entre nous avons pensé que la révolution était vaincue, mais des banderoles de l’intérieur de la Syrie nous répondaient même dans les périodes les plus sombres : « La révolution est une idée, et l’idée est immortelle ». Le quotidien de la révolution syrienne qui transparaît à travers les chansons dans les manifestations, les expériences d’auto-organisation dans les villes libérées, la résistance armée et bien d’autres, a amené une transformation profonde de la société qui a fini par vaincre ce régime. Je recommande une vidéo réalisée par Mégaphone qui fait le récit de ce quotidien au fil de l’évolution de la révolution.
Le 8 décembre 2024, l’attaque menée par plusieurs groupes rebelles, dont le plus grand est Hayait Tahrir AL Sham (HTS), parvient à prendre Damas et à faire chuter le régime syrien. Vainqueur militaire, HTS est aujourd’hui à la tête de la Syrie. Quelles sont les conditions de vie en Syrie ? Quelle forme prend le nouveau pouvoir ? Quelles sont les perspectives de lutte qui s’ouvrent à nous ? Et quels liens avec les luttes à Nancy ?
#Conditions de vie
La Syrie est en ruine à tous les niveaux. Manque d’eau et d’eau potable, coupure de courant 21h par jour minimum, et une population à plus de 80 % sous le seuil de pauvreté. Le premier enjeu de la population est un enjeu de survie matérielle, une réalité qui vient contraster les enjeux vus de la sphère médiatique dominante en Occident. Dans une interview par la BBC, une des premières questions posées à Ahmad Al Sharaa — leader de HTS et actuel président de la Syrie — est de savoir si l’on pourra boire de l’alcool en Syrie.
Cette crise économique perdure depuis des années, elle est d’ailleurs une raison principale de l’effondrement aussi rapide de l’armée syrienne — rappelons que le salaire mensuel d’un soldat était autour de 30 dollars, l’équivalent de quelques repas.
#Tensions intérieures et certaines de leurs ingérences extérieures
Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) sont la branche armée du Parti de l’Union Démocratique (PYD), qui est le plus grand parti kurde syrien et qui gouverne le Nord-Est du pays. Il constitue l’autre puissance en Syrie après HTS, qui lui est désormais dissous dans la nouvelle armée.
D’un côté, la Turquie mène via l’ANS (Armée Nationale Syrienne, un groupe armé pro-turc) des bombardements par drones contre le FDS, tue des civils, et exerce une pression sur Damas. De l’autre, il y a des divisions au sein même du FDS, notamment avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui semble également pousser contre les négociations de son côté. Le FDS, probablement sous l’influence du PKK, a utilisé des civils comme boucliers pour dissuader les bombardements turcs (sans succès), et il est accusé d’être à l’origine d’une série d’explosions à l’Est d’Alep, dont la dernière à Manbij a fait 20 morts parmi les civils.
Ce qui donne espoir est que Damas et le PYD semblent favoriser les négociations. Cela se voit à travers les annonces de Salih Muslim, le président du PYD, ou encore Ahmad Al Sharaa qui a récemment déclaré : « Actuellement les désaccords avec le PYD ne sont que sur des détails… Plusieurs forces ne veulent pas que les négociations réussissent, mais nous sommes déterminés dans cette voie ».
La question est complexe et il est difficile de prévoir ce qui se passera. On peut espérer que l’expérience d’auto-organisation du Rojava perdure et qu’elle puisse tisser des liens avec d’autres mouvements dans différentes régions.
Par ailleurs, il y a des tensions à l’ouest du pays où des individus des milices de l’ancien régime se trouvent encore. Les habitants de certaines de ces régions ouest sont à majorité de la confession alaouite — la confession du clan Al-Assad — et ont été victimes ces dernières semaines de plusieurs représailles et actes de vengeance.
Plus généralement, la question de la dissolution des groupes armés pose un vrai dilemme. D’un côté, dans un contexte de tensions et de présence d’armes partout, retirer les armes permet d’éviter un basculement dans des actes de vengeance et dans une guerre civile qui impliquerait diverses puissances étrangères. De l’autre, une dissolution totale des différentes forces permet à Damas de concentrer son pouvoir et d’éliminer tout autre rapport de force à l’intérieur du pays.
#Vers un État central et libéral
HTS est passé de l’espace révolutionnaire à l’espace étatique. Assez logiquement, son discours aussi. « Le temps de la révolution est terminé, c’est le temps de la construction des institutions » déclare Ahmad Al Sharaa.
À l’intérieur, Damas cherche à concentrer la force armée sous son aile. À l’extérieur, il cherche en priorité la levée des sanctions économiques imposées par l’Occident à la Syrie sous l’ancien régime. Damas affiche grandement son idéologie : le libéralisme. Une des premières mesures phares du nouveau gouvernement est la levée de l’aide d’État sur le prix de la farine, annonçant la voie du marché libre qu’il compte entreprendre.
Mais on remarque aussi des gestes d’inclusivité et une opposition à des voix plus radicales. On peut citer la nomination pour la première fois en Syrie d’une femme, Maissa Sabrine, à la tête de la banque centrale, ou encore des déclarations sur la liberté vestimentaire. Ahmad Al Sharaa commence d’ailleurs ses discours par « Syriens et Syriennes ».
D’autres gestes cherchent à apaiser : arrestation de personnes pour incitation religieuse déplacée ou destruction de symboles religieux. Le gouvernement semble également réagir aux critiques populaires. Par exemple, après un décret rétrograde du ministre de l’Éducation sur les manuels scolaires, la réaction des réseaux sociaux a poussé le gouvernement à faire marche arrière.
#Un État pas encore autoritaire, ni fort
Le monde entier, y compris HTS, a été surpris par la chute aussi rapide de Damas, et le nouveau gouvernement peine à gouverner. Bien qu’il porte des mœurs conservatrices, il n’est pas obscurantiste. Il cherche une légitimité et une acceptabilité à l’intérieur comme à l’extérieur.
Le nouveau gouvernement est quasi exclusivement tenu par des hommes en uniforme militaire. Lors de leur première apparition publique, l’image a fait scandale, ce qui a poussé Ahmad Al Sharaa à faire un second discours le lendemain, cette fois en civil, en parlant de mandat transitoire et en reprenant les mots de la révolution.
Cependant, il y a des limites : l’actuel ministre de la Justice est impliqué dans l’exécution de deux femmes en 2015, et malgré les protestations, il est toujours en poste.
Dans ce climat de vide de pouvoir et d’effervescence post-révolutionnaire, des initiatives civiles et politiques foisonnent : manifestations quotidiennes, conférences, réapparition de livres interdits. L’ironie est très présente sur les réseaux, avec des slogans comme « Le peuple veut la chute du prochain président ».
#Politique par le bas, internationalisme par le bas
Dans cette terre politique extrêmement fertile, j’avais une envie débordante de faire quelque chose. C’est dans la dynamique internationaliste « Les Peuples Veulent » que je veux agir. Cette dynamique est présente à Nancy et offre une perspective d’action en Syrie tout en construisant des ponts avec nos luttes ici.
Partant de la réalité matérielle, tout projet politique doit viser l’autonomie vis-à-vis du marché et de l’État. Mais un projet isolé risque de perdre sa portée politique ou d’être écrasé. Il nous faut donc un ancrage local fort et des liens globaux. C’est la vision des « Les Peuples Veulent », dont Ancrage à Nancy fait partie.
Le 20 décembre 2024, Ancrage a organisé un événement dans le cadre d’une campagne transnationale de solidarité avec le Liban, avec des collectifs comme « Buzuruna Juzuruna », « Hostel Beirut » et « Mégaphone », permettant de récolter près de 8 000 euros.
Des projets d’autonomie alimentaire fleurissent également en Syrie, en lien avec ce réseau : des membres de Buzuruna Juzuruna reviennent en Syrie, le collectif Al-Byet de Montreuil a acheté des terres à Idleb, et Syrian Seeds Archive collecte des semences du Sud.
Je voudrais pointer un discours dominant dans une certaine gauche occidentale et une partie des intellectuels syriens : la revendication d’un État laïque. Comme si cela suffisait. Comme si la laïcité à la française empêchait l’islamophobie. Ces débats masquent souvent un mépris de classe et une islamophobie latente. Et même si l’on voulait théoriser une laïcité pure, la réalité des rapports de force nous rappelle que nous n’avons pas à dicter un modèle de gouvernance.
Laissons les débats par le haut. C’est plus que jamais le moment de construire une base à nous, par le bas, dans les marges — nous, forces de gauche internationalistes qui croient en la politique par le bas.
Je termine avec une citation du manifeste Révolutions de notre temps des Peuples Veulent :
« Ce fut si difficile de se trouver, ne nous quittons plus. »