Depuis le 24 octobre 2024 existe à Toul un monument à la gloire d’un militaire français, connu entre autres pour avoir couvert la torture d’Algériens et d’Algériennes pendant la guerre d’Algérie. Retour sur une année de mobilisation entre interpellation des citoyens, déni public et manifestation.
Depuis plus d’un an la ville de Toul est au cœur d’une polémique bien méritée mais dont on aurait aimé se passer et qui illustre parfaitement l’impensé colonial qui règne encore dans une partie de la gauche française. En effet, au début du mois de mars 2024, la municipalité touloise estampillée « divers gauche » a reçu favorablement la proposition de la fondation Bigeard d’ériger au cœur de la cité une statue en l’honneur de ce sinistre personnage, toulois d’origine. Celle-ci, d’une hauteur de deux mètres, représente le général en uniforme en train d’effectuer un salut militaire. La statue a en outre le défaut d’avoir été réalisé par un sculpteur, Boris Lejeune, connu pour ses sympathies envers l’extrême droite. Fort heureusement, dès que la nouvelle s’est répandue
dans la ville Meurthe-et-mosellane, un collectif d’habitants s’est monté autour d’un ancien appelé de la guerre d’Algérie qui avait le bon goût, mais aussi le malheur, de se souvenir des atrocités qui furent commises là-bas au nom de la République française.
Bigeard « le para »
En plus d’une pétition et d’un article dans le journal local, ce collectif avec la Ligue des Droits de l’Homme Lorraine, décida d’organiser le 26 mars 2024 une soirée débat avec deux historiens spécialistes de l’histoire coloniale en général et de la guerre d’Algérie en particulier : Fabrice Riceputi et Alain Ruscio. Il était en effet plus que temps de rappeler à celles et ceux qui semblaient l’avoir oublié qui avait été Bigeard le « para ». La municipalité, qui décidément n’est pas à l’aise avec l’émotion que suscite sa décision, accepta de prêter une salle de la mairie pour l’occasion et dépêcha même deux vigiles censés veiller à la tranquillité des débats. De nombreuses personnes, venues essentiellement de toute la Lorraine et de Nancy répondirent à l’appel et c’est devant une salle pleine d’une centaine d’individu·e·s que les deux historiens développèrent leur réquisitoire implacable contre le général Bigeard. Pour le dire vite, Bigeard était un militaire de carrière qui, après avoir fait la guerre d’Indochine, s’est particulièrement illustré lors de la guerre d’Algérie. Nommé à la tête du 3ème régiment de parachutistes, il a activement participé à la systématisation de la torture au sein de l’armée française. D’après les historiens intervenant lors de cette soirée, Bigeard a, en Algérie, « commandé, couvert et probablement ordonné » le recours massif à la torture par ses soldats. Il a même donné son nom à une pratique à l’origine de nombreuses disparitions, consistant à larguer certains « suspects », déjà morts ou torturés, dans la mer du haut d’un hélicoptère en plein vol : les « crevettes Bigeard ». Non content d’avoir pratiqué lors des guerres coloniales au nom de la République française, lui et d’autres généraux du même acabit ont ensuite exporté leur savoir-faire en matière de guerre « contre-subversive » auprès des dictatures militaires sud-américaines. Voilà pour le curriculum vitæ du personnage.
Comment une municipalité qui se dit de gauche peut-elle accepter d’honorer quelqu’un comme Marcel Bigeard ?
On se le demande encore tellement la farce est grossière. Cela dit, c’est peut-être un hommage déguisé au gouvernement socialiste de Guy Mollet qui, en 1954, envoya l’armée française mater dans la violence le désir d’indépendance du peuple algérien et au sein duquel siégeait comme garde des sceaux un certain François Mitterrand. L’initiative de ces élu·e·s et le silence alourdissant du Parti Socialiste quant à cette situation inacceptable témoignent en tout cas de l’incapacité et du refus de cette partie de la gauche de faire l’examen critique du rôle qu’elle a joué dans la colonisation française. Plus loin, ce déni colonial se reflète aujourd’hui dans l’absence de condamnation claire de la part des figures du parti de ce que subit actuellement le peuple palestinien dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. On se souvient du silence assourdissant de Raphaël Glucksmann sur ce sujet lors de sa campagne européenne de juin 2024. Depuis, ni le premier secrétaire du parti Olivier Faure, ni le député socialiste de la circonscription touloise Dominique Potier ne se sont exprimés à propos de la tache qui enlaidit désormais le centre-ville de Toul, hormis une allusion à ranger cette statue dans un musée du colonialisme qui n’existe pas !
Quoi qu’il en soit, cette soirée du 26 mars 2024 fut un franc succès et l’auditoire largement acquis à la cause, si ce n’est quelques anciens militaires incapables de regarder leur propre histoire en face et atterrés qu’on puisse malmener ainsi leur idole. Elle s’est conclue par deux prises de parole hautement symboliques. La première fut celle d’un jeune homme dont le grand-père algérien avait été torturé durant la guerre. Implacable, celle-ci acheva de convaincre l’auditoire de la réalité de ces faits que la municipalité de Toul cherche tant à minimiser. La seconde fut celle du vieil homme à l’origine du collectif, ancien appelé de la guerre qui n’avait pas su enrayer ce dont il avait été témoin à l’époque, mais qui entend bien aujourd’hui gagner son ultime combat.
Quelles suites pour la mobilisation aujourd’hui ?
Le 11 janvier 2025 s’est tenue une manifestation à l’appel du collectif « Histoire et mémoire dans le respect des droits humains » à Toul afin de demander le retrait de la statue funeste. Près de 250 personnes se sont réunies et ont participé à ce tour de la ville marqué par plusieurs prises de parole afin de rendre visible aux yeux des habitant·es l’offense que représente une telle statue. De nombreuses organisations étaient représentées, Parti Socialiste excepté, aux côtés d’habitant·es mobilisé·es pour la circonstance. Cette manifestation a permis de transformer les débats en actes afin de faire comprendre aux politiciens locaux ainsi qu’aux défenseurs du racisme et de la torture que Toul et la Lorraine sont des terres d’accueil et de solidarité. Face au silence des autorités, le collectif entend continuer ses mobilisations par le biais de la diffusion d’une culture anticoloniale comme ce fut le cas avec la tenue à Toul du spectacle « La France EMPIRE » de Nicolas Lambert, revenant sur tout le passé honteux de la république coloniale. Il est possible de les soutenir en signant la pétition disponible avec ce flash-code ou en rejoignant les prochaines initiatives en cours de préparation au sein du collectif toulois, notamment, les rencontres chaque 24 du mois, à 18h30 devant la statue.
Un ami d’Emilie Busquant
