Entretien avec un militant Syrio-français un an après la chute du régime.
Pour l’anniversaire du renversement du régime de Bachar Al Assad le 8 décembre 2024, Assemblage s’est entretenu avec un militant qui a pu revoir son pays et nous donner ses impressions sur la situation politique actuelle.

Assemblage : Est-ce que tu peux nous dire quelques mots sur la politique Syrienne d’aujourd’hui ?
Avant tout, je dois dire que je ne suis pas sur place et que les choses bougent tellement vite qu’il ne m’est pas possible de comprendre les évolutions locales aussi finement que ce que je voudrais. La Syrie est actuellement en train de se consolider autour de la figure d’Ahmed Al Charaa, l’actuel président qui a aussi été le chef de guerre au moment du renversement d’Assad. C’est quelqu’un de machiavélique, car il sait toujours se repositionner quand la situation change. Il avait été dans Al Qaïda qu’il a quittée en 2016 annonçant la création de ce qui est devenu HTS (Hayat Tahir Al Sham), lequel a notamment combattu Daech en Syrie. Cette rupture avec le djihad internationaliste pour un djihad nationaliste marque un tournant idéologique. Elle vise notamment à éviter les frappes aériennes de la coalition occidentale en Syrie, et à crédibiliser son mouvement sur la scène syrienne et internationale.
Le 10 novembre 2025, il a rencontré Donald Trump à qui il est allé serrer la main dans son bureau ovale à Washington car il a besoin de son soutien pour continuer à s’imposer en Syrie. Ce que cela raconte, c’est que même si tu as combattu pour Al Qaïda, à partir du moment où tu mets un costume et que tu acceptes de jouer le jeu des puissances capitalistes, tu peux être respecté.
Mais comme toujours dans la région, il y a Israël et son projet expansionniste. L’armée israélienne envahit régulièrement le sud, jusqu’aux abords de Damas, invoquant la « protection d’Israël ». Le 28 novembre 2025, ses forces sont rentrées dans le village Beit Jinn dans la banlieue de Damas pour arrêter des gens. Les habitants ont résisté par les armes et ont tenu tête. Mais Israël a ensuite utilisé les bombardements et l’aviation faisant 13 martyrs et plusieurs blessés.
Au niveau national, le nouvel État veut imposer sa domination sur toute la Syrie. Il y a eu deux grands massacres contre les communautés Alaouite et Druze. (NDLR : Les Alaouïtes forment une communauté minoritaire proche de l’islam chiite dont faisait partie le clan des dictateurs Assad. Les Druzes constituent une communauté religieuse abrahamique singulière, ils sont surtout présent en Syrie, au Liban et en Israël. Leur religion se situe au carrefour des différents monothéismes.)
En mars 2025, après la réapparition de combattants de l’ancien régime dans plusieurs zones à majorité alaouite, des civils armés ainsi que diverses factions, certaines relevant directement du nouveau pouvoir et d’autres non, ont afflué vers ces régions. Ils y ont commis un massacre de vengeance contre la population alaouite, faisant plus de 1 500 victimes civils.
En juillet 2025, dans la ville de Soueïda qui est à majorité druze, alors que certains groupes communautaires veulent rendre les armes et fusionner avec le nouvel État, d’autres refusent et demandent un certain degré d’indépendance. Avec l’excuse de résoudre des tensions accrues entre Druzes et tribus bédouines, Ahmed Al Charaa est rentré par la force à Soueïda en assiégeant et affamant la population dans des scènes qui m’ont rappelé le siège de ma ville Deraa par le régime Assad en avril 2011. En réaction, Israël qui veut un sud de la Syrie désarmé, est intervenu en frappant à Soueïda et au cœur de Damas, obligeant Al Charaa à arrêter son assaut.
Le bilan du nombre de victimes civils varie selon les sources, on en compte des centaines parmi les Druzes et des dizaines parmi les Bédouins, dont des exécutions sommaires contre les deux communautés. Les nombres sont également élevés côté combattants : autour de 450 chez les Druzes et 350 chez les Bédouins et les forces de sécurité syriennes.
Dans la population il y a des tensions très complexes parmi les syrien.nes entre par exemple certains groupes Druze qui en réaction aux massacres demandent que Soueïda fasse partie d’Israël, et une partie de la population sunnite qui nie, minimise, ou justifie les différents massacres contre les minorités. Je reviendrai dessus.
Assemblage : Comment les syriens perçoivent ce nouveau pouvoir en place ?
Je suis retourné en Syrie en Mars 2025 dans ma ville natale Deraa qui est presque exclusivement constituée de la communauté sunnite. J’ai constaté que les habitant.es que j’ai rencontré.es mettent de l’espoir dans le pouvoir actuel pour plusieurs raisons :
– Tout d’abord, il a la légitimité militaire car c’est principalement son mouvement, HTS, qui a renversé la dictature.
– Ensuite, Al Charaa apparaît comme un homme fort capable de reconstruire l’économie du pays en unifiant ou soumettant les différentes communautés profondément divisées et fatiguées par des années de conflit autour d’un projet nationaliste. Pour l’instant les syrien.nes espèrent pouvoir retrouver un peu de vie normale en ayant accès à l’eau, à la nourriture et à l’électricité. La séduction que fait le président envers les puissances économiques dans la région ou en occident leur fait penser que les investissements potentiels vont profiter à tout le monde, c’est comme en France avec la théorie du ruissellement. D’autant plus que l’ancien régime baasiste est hérité d’un pseudo-socialisme à la soviétique, et donc « socialisme » et « communisme » sont devenus des mots-maladies. Mais la réalité c’est que l’argent va se concentrer sur les centres des grandes villes. La majorité des habitant.es, les classes populaires et les habitant.es des marges, vont de nouveau se retrouver relégués dans la misère organisée du capitalisme.
– Enfin il y a un sentiment culturel fantasmé autour d’une sorte d’ancien idéal sunnite oumawïde. Je veux dire par là que la majeure partie des habitant.es, 70 % environ, est composée de musulman.nes sunnites dont une partie est satisfaite de voir un membre de leur communauté à la tête du pays après des décennies de domination de la famille Assad de la communauté Alaouite pendant lesquelles la communauté sunnite était celle la plus persécutée. Ils pensent que la situation va désormais leur être profitable.
Assemblage : Dans ce jeu, quelle a été la place des massacres dont les Druzes ou les Alaouites ont été victimes au cours de l’année 2025 ?
Ces communautés ont été visées par une volonté de domination territoriale par le nouveau pouvoir et un sentiment de vengeance de la part de la population majoritaire. L’écrivain et intellectuel syrien Yassin al-Haj Saleh disait que « la pire école de la justice est l’injustice », c’est à dire qu’on pense naïvement que les personnes qui ont vécu beaucoup d’injustices vont être en capacité de comprendre les erreurs à ne pas reproduire mais non. On l’a vu avec l’exemple des Israéliens et de la seconde guerre mondiale. Cela ne les empêche pas de commettre un génocide aujourd’hui. Les populations sunnites syriennes ont été celles les plus massacrées par le régime Assad, et elles étaient perçues comme « les terroristes et les bêtes sauvages » par l’occident (avec tous les discours pour « sauver les chrétiens d’orient » par exemple). Elles ont un besoin de reconnaissance qui passe parfois par la vengeance contre d’autres communautés. Aujourd’hui, les populations Alaouites par exemple doivent se faire petites et leurs situations sociales sont très limitées car la peur prédomine. La vengeance peut donc prendre la forme de massacres mais aussi de mort sociale organisée par l’exclusion. Quant au pouvoir d’Al Charaa, il ne faut pas se méprendre sur ce personnage qui n’est pas un pacificateur, il a su utiliser la violence pour s’imposer et il risque de continuer à le faire car son objectif reste d’installer un pouvoir central et c’est pour cela qu’il cherche des alliés. S’il est aujourd’hui en train de signer un accord avec les forces kurdes, ce n’est pas par amour de la démocratie mais parce que ces derniers ont les capacités de tenir un rapport de force militaire.
Assemblage : Est-ce que dans ce contexte il existe toujours des perspectives révolutionnaires en Syrie ?
Je pense que le calendrier actuel est pour le moment très clairement fixé par le nouveau pouvoir qui a de son côté l’attente du peuple désireux de tourner la page de la guerre. La tendance mondiale à vouloir installer des hommes forts à la tête des États est partagée en Syrie et cela nuit beaucoup au sentiment révolutionnaire. De mon point de vue, dans les conditions actuelles, ce qui peut alimenter la volonté de transformation radicale, c’est que les syrien.nes vont faire l’expérience d’une économie néolibérale dont la base est l’inégalité et l’entretien de la pauvreté. En s’organisant dans les marges pour répondre aux besoins de base, la cohésion politique peut renouer avec des expériences d’auto-organisation du peuple comme celles qui regorgeaient pendant la révolution. Il ne faut pas confondre le changement de régime en cours et l’expérience révolutionnaire qu’ont vécu des millions de syrien.nes dans la décennie précédente.
Dès le début de la révolution syrienne, des pouvoirs populaires ont émergé partout en Syrie pour organiser la révolution et la vie quotidienne. Dans les villes libérées ou assiégées, les institutions étatiques étaient absentes. Ces pouvoirs populaires portés localement par les habitant.es ont organisé la production du pain et de l’électricité, le fonctionnement des hôpitaux, et ont même fait naître des formes de police non-violente et de justice non-carcérale [1, 2, 3, 4].
Certains de ces pouvoirs populaires appelés « conseils locaux » revoient le jour, notamment à Daraya et Douma dans la banlieue de Damas. Les habitant.es s’organisent au quotidien notamment autour de la question de justice et de reconstruction dans ces deux localités qui ont été parmi les plus détruites en Syrie. Je tiens aussi à préciser que ces conseils locaux, qui sont à majorité de la communauté sunnite, ont pris des positions courageuses contre les massacres infligés aux communautés Alaouite et Druze.
Il y a également des collectifs partout sur le territoire qui travaillent sur l’autonomie alimentaire en cultivant, reproduisant et préservant des semences paysannes. Cette question est d’une extrême importance pour plusieurs raisons.
– Premièrement, elle est loin des discours politiques vains centrés autour du pouvoir dans un climat de fort populisme autour du nouvel État. Au contraire, elle s’adresse directement aux besoins matériels de la population et construit sur le long terme et dans les marges une conscience politique sur l’indépendance vis-à-vis des puissants.
– Deuxièmement, on l’a vu en Irak, au Liban, et en Palestine, les semences industrielles ont remplacé les semences paysannes et ont créé une forte dépendance vis à vis des entreprises occidentales en termes d’achat de nouvelles semences (car stériles) et de pesticides (car nécessaires pour les semences industrielles).
– Troisièmement, ces collectifs ont créé un réseau à travers la Syrie, dans toutes les communautés, et même avec le Liban, l’Irak, et la Palestine, ce qui permet de renouer les relations entre des localités tant martelées et divisées au temps d’Assad.
Je me suis tenu à citer ces initiatives, mais il y en a plein d’autres, partout, et dans toutes les marges.

Assemblage : Comment les syrien.nes vivent avec le passé de dictature, de révolution puis de guerre civile ?
En me promenant dans le célèbre « Souq al Hamidia », au cœur de Damas, j’ai croisé un marchand ambulant vendant des chaussettes ornées d’images se moquant de Bachar et Hafez al-Assad, des drapeaux de la nouvelle Syrie, ainsi que des portraits d’Al Sarout, figure emblématique de la révolution syrienne. Dans les rues, un tag sur un mur m’a ému : « Les gémissements des détenus nous hanteront jusqu’au jour du jugement dernier ». À Deraa, ma ville natale, je suis retourné dans le parc de manèges où je jouais enfant et qui avait été transformé en centre de détention. Dans le sous-sol, j’étais entouré des mêmes murs qui avaient été témoins des gémissements de mon ami d’enfance sous la torture, et des milliers d’autres.
En ce début de décembre 2025, on apprend une nouvelle révélation : le « dossier de Damas ». C’est un ensemble de documents classifiés des services de renseignement d’Assad, comprenant plus de 70 000 photographies en haute résolution de plus de 10 000 détenus exécutés [5].
La mémoire de la dictature est un mélange d’euphorie et de joie de sa chute, d’ironie de sa figure, mais aussi d’amertume : les « gémissements des détenus » et le souvenir des centaines de milliers de vies sacrifiées continuent de « hanter » ceux qui survivent.
Du côté de la justice institutionnelle, rien n’est à la hauteur des crimes du régime d’Assad. Certains hommes d’affaires de l’ancien régime ne sont pas jugés, leurs investissements semblent être plus prioritaires ! De plus, il n’y a pas d’enquêtes pour les centaines de milliers de personnes portées disparues . Leurs familles organisent régulièrement des manifestations dans toute la Syrie, et ce sujet révolte une grande partie de la population à travers toutes les communautés.
De mon point de vue, il est difficile de savoir ce dont a vraiment besoin le peuple syrien car j’en fais partie mais j’ai quitté le pays depuis plus de dix ans maintenant. J’aimerais justement y retourner avec cette intention de créer un dialogue entre des personnes sur place et des exilé.es, partager nos expériences respectives lointaines peut alimenter de nouvelles perspectives.
Références :
[1] Livre : La révolution et le djihad, Syrie, France, Belgique, de Montassir SAKHI.
[2] Livre : Burning Country, de Leila AL-SHAMI et Robin YASSIN-KASSAB.
[3] Film documentaire : Pour SAMA.
[4] Film documentaire : Daraya, la bibliothèque sous les bombes.
[5] icij.org/investigations/damascus-dossier/about-damascus-dossier-syria-investigation/
