L’importance de l’antiracisme dans les luttes féministes.

A Nancy, en septembre 2024, une mobilisation est lancée à l’initiative des salariés de l’AARS (Association Accueil et Réinsertion Sociale) et de syndicats en soutien à deux salariées de l’association de confession musulmane qui, portant le voile, sont menacées d’être licenciées par l’application de la loi « séparatisme ».

Ce texte est à l’intention des personnes blanches féministes ou alliées pour qui ce n’est pas encore clair ces histoires d’intersectionnalité et de féminisme antiraciste. 

Me Too a été un mouvement important pour démocratiser les thèses antiracistes et féministes dans nos milieux. Mais la couverture médiatique et les discours majoritaires en France ont pris le pli d’omettre les sujets les plus fâcheux : l’inceste, les violences sexuelles et sexistes à l’encontre des femmes handies et d’autres. On constate que face aux violences commises à l’égard des femmes racisées, une partie du mouvement féministe français manque d’une grille d’analyse antiraciste. Seulement on va droit dans le mur si on ignore ces questions dans nos luttes, puisqu’un mouvement qui ne se soucie que des revendications de ses membres les plus privilégiées, c’est un réformisme et une négociation de nos vies à nous, toutes les «autres.»

L’interdiction de l’abaya est un exemple concret d’attaque à l’encontre des femmes racisées.

Cette mesure illustre les intersections complexes entre le sexisme, le néocolonialisme et l’islamophobie d’Etat. J’accorderai un intérêt particulier à l’interdiction de l’abaya, car contrairement au port du qami qui est peu répandu dans les établissements français, l’abaya est un vêtement qu’on trouve dans n’importe quel magasin de fast fashion en France. Il se trouve que ce vêtement, largement disponible, fait l’objet d’un acharnement significatif de la part du gouvernement.

À la rentrée 2023, Gabriel Attal annonce l’interdiction de l’abaya et du qamis dans les collèges et lycées français. Pour mieux saisir le caractère islamophobe de cette interdiction, il faut comprendre les diverses significations du port de l’abaya ou du qamis. Le qamis est une tunique ample portée par les hommes, un vêtement traditionnel dans certaines cultures arabes et africaines. L’abaya quant à elle, est aussi un vêtement traditionnel, une robe/tunique ample à manches longues. Il est important de savoir que ces vêtements sont parfois portés par tradition, parfois par simple envie, ou encore, parfois, pour des raisons religieuses. Les raisons du port de ces vêtements sont donc multiples et difficiles à déterminer sans demander aux personnes qui les portent.

Mais voilà, Gabriel Attal juge qu’il s’agit d’un vêtement religieux, porté par des adolescentes de confession musulmane qui tiennent à revendiquer leur appartenance religieuse. L’abaya serait donc une atteinte à la laïcité, une «attaque politique» même selon Olivier Véran.

Comprendre les mécanismes à l’œuvre dans cette offensive.

Tout d’abord : une volonté du contrôle du corps des femmes, ici de très jeunes femmes. Le contrôle et la sexualisation du corps des adolescentes françaises ne sont pas nouveau, déjà Jean-Michel Blanquer appelait les lycéennes et collégiennes françaises à porter une «tenue républicaine» et Macron «une tenue décente» en 2021. Ces rappels à l’ordre faisaient référence au port du crop-top (tee-shirt court) dans les collèges et lycées français.

L’appropriation et le contrôle du corps des femmes

Il existe cependant des spécificités à cette volonté de contrôle de la part de la classe dirigeante. En France, les normes patriarcales sont fixées depuis le modèle «républicain», et de fait, ses idées se construisent depuis une vision néocoloniale ou les femmes françaises sont libérées puisque la France est le pays des droits de l’homme.

En témoigne l’argumentaire anti-féministe qui nous dit souvent qu’on a déjà l’égalité et qu’on n’a pas à se plaindre et qu’on chipote.

Selon cette vision néocoloniale, les femmes qui habitent dans les anciennes colonies et celles de la diaspora sont toujours soumises au contrôle des hommes puisque les civilisations dont elles sont originaires sont considérées comme arriérées, violentes et anti-féministes.

Selon les normes françaises, une femme se doit d’être sexuellement disponible et «libérée» tout en restant respectable, ne devenant surtout pas une « traînée ».

Pour Léane Alestra « lorsque des femmes choisissent de porter le foulard, cela devient inacceptable aux yeux des républicanistes pour qui le voile signale une non-disponibilité sexuelle ». Être conformes aux normes françaises de la « bonne féminité » implique non seulement d’être blanche, sous peine d’être déclassée, mais aussi de ne pas afficher des signes vestimentaires (entre autres) qui laisseraient sous-entendre une « non-disponibilité sexuelle ». Penser les femmes non-blanches depuis un spectre sexualisant fait qu’elles sont pensées en termes de non-disponibilité ou à l’inverse d’exotisation. Il se trouve que les femmes noires et arabes sont autant hypersexualisées que diabolisées dès qu’elles sortent des attendus sociétaux occidentaux. Alors, lorsque des jeunes femmes racisées n’affichent pas d’adhésion à cette attente, elles sont perçues avec méfiance et font face à de violentes accusations.

Le contrôle du vêtement pour garantir une « disponibilité sexuelle »

Il reste tout aussi primordial pour ces messieurs les décideurs d’être une femme mince, valide et de ne pas priver les hommes de la vue son corps, de toujours sexualiser son apparence sans «en faire trop» ou être «vulgaire» cf. le rappel à l’ordre de 2021.

Pour illustrer, on peut citer le 6 septembre 2023 : Alain Marschall, animateur sur le plateau de BFMTV, 60 ans, blanc, demande à une lycéenne mineure qui a été exclue pour sa tenue (un tee-shirt long et un pantalon) : «Est-ce que vous préférez ces tenues amples parce que ça cache un peu vos formes ?». 

Mise en perspective : un homme de 60 ans demande à une mineure si elle désire cacher «ses formes» (sous-entendu se rendre indésirable) à la télé française. Il est limpide que pour ces hommes, le style vestimentaire des femmes est positivement corrélé à l’affirmation d’une disponibilité sexuelle.

Seulement voilà, avec le port de l’abaya des jeunes femmes dissimulent leur poitrine et leurs hanches et ça ne convient pas à ces Messieurs les dominants qui aimeraient qu’elles se soumettent aux injonctions françaises et patriarcales. Donc ces Messieurs les dominants se doivent de rétablir l’Autorité dans les collèges et lycées. En alliance parfaite avec un sexisme et un racisme paternaliste, on constate aussi une islamophobie à peine cachée.

Les conséquences de l’islamophobie d’état : restriction de l’accès à l’espace public 

L’islamophobie d’État ne date pas d’hier, l’interdiction en 2004 du voile dans les écoles, collèges et lycées publics avait annoncé l’acharnement dont allait faire preuve une grande partie de la classe politique et médiatique française.

L’islamophobie partout : des institutions scolaires jusqu’aux plages

En août 2016, on assiste à une scène d’une grande violence : sur une plage à Nice, quatre policiers armés forcent une femme voilée à retirer une couche de vêtements devant ses enfants et les badauds. Une scène légitime et banale pour une partie des Français.es, mais en Grande-Bretagne on juge que cette «police du burkini» se ridiculise par son racisme le plus crasse.

Et depuis plusieurs années, dès l’approche de l’été les chaînes d’infos continuent et la presse réactionnaire s’empressent de créer polémiques et paniques morales sur le port du burkini sur les plages et dans les piscines françaises.

Depuis que la « théorie du Grand remplacement » a trouvé une légitimité dans la bouche de plusieurs responsables politiques et dans les médias français, il est tout à fait banalisé d’accuser les adolescent·es français·es de confession musulmane de faire du prosélytisme, de comploter pour attaquer politiquement le « temple de la laïcité » qu’est l’école publique française. 

Toutes les mesures qui visent à empêcher les femmes musulmanes voilées ou non de profiter de la plage, d’accompagner leurs enfants en sortie scolaire, d’accéder à l’emploi, d’accéder à l’éducation n’ont qu’un but : leur refuser l’espace public. En marginalisant et en écartant de la vie publique ces adolescentes et ces femmes, on s’assure de leur mort sociale et on les plonge dans la précarité.

Peu après l’écriture de ce texte, le Sénat a adopté une proposition de loi du parti Les Républicains visant à interdire le port de signe religieux dans les compétitions sportives et les piscines municipales. Ainsi, l’exclusion d’une partie des femmes du milieu sportif est actée et normalisée dans notre pays.

De la nécessité d’un féminisme révolutionnaire

Sur le cas de l’abaya, comment les personnels des équipes pédagogiques peuvent-iels différencier une «abaya» portée religieusement d’une «robe ample» portée sans volonté de manifester une appartenance religieuse ? Les équipes pédagogiques se baserons donc sur le propre jugement qu’iels se font des origines et la confession religieuse supposées de ces jeunes femmes. 

S’il est supposé ou su qu’une élève est de confession musulmane, alors elle portera forcément l’abaya de manière religieuse. Ce raccourci s’est démontré dans les cas de renvoi d’élèves dénoncés sur les réseaux sociaux. Ce pouvoir de décision ainsi accordé au personnel éducatif permet déjà aux membres d’établissement les plus réactionnaires de laisser libre cours à leur racisme.

Il est désormais acquis que l’interdiction de l’abaya représente une énième offensive sexiste et raciste. Le mouvement féministe révolutionnaire se doit de lutter contre le racisme, et en particulier lorsqu’il s’articule au sexisme pour frapper encore plus durement nos camarades racisées et/ou musulmanes.

Il est important de bien garder en tête que sitôt qu’on laisse des cons desséchés déterminer ce que les femmes non-blanches et/ou musulmanes peuvent porter, ça ne tarde pas avant que le reste de la classe des femmes en prenne pour sa gueule aussi. L’un ne va pas sans l’autre. Quand la liberté d’une femme est entravée c’est celle de toutes les autres qui l’est aussi. 

Gagnons le rapport de force contre un féminisme dévoyé par les classes dominantes pour asseoir leurs projets racistes et transphobes.

Refusons l’instrumentalisation du concept de laïcité, uniquement mobilisé pour dégueuler en toute quiétude des thèses islamophobes et suprémacistes.

Notre projet de libération a un avenir certain seulement si on y travaille ensemble. Avec l’horizon 2027 et le fémonationalisme infusé dans notre ministère actuel cf Retailleau, c’est plus que le moment de faire front de façon unitaire. Donc le seul féminisme qui vaille est un féminisme antiraciste et antifasciste. 

C’est à nous et seulement à nous de décider ce que l’on porte, et ce qu’on met sur nos têtes. Alors avec ou sans abaya à bas le patriarcat !

Iman

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Bibliographie :

Alestra, L. (2023, septembre). L’obsession pour l’abaya : symptôme d’une culture du viol postcoloniale [Post Instagram]. Instagram. https://www.instagram.com/khlass_les_cliches

Alestra, L. (2024, avril). Pourquoi la République déteste-t-elle les femmes voilées et les LGBT+ ? [Blog]. Mediapart. https://www.mediapart.fr

Ben Nasser, D. (2024). 2004-2024 : 20 ans d’islamophobie [Film]. CCIE.

Crenshaw, K., & Bonis, O. (2005). Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, 39(2), 51-82. https://doi.org/10.3917/cdge.039.0051

CCIE. (2023a). De l’interdiction à l’insulte, sur les propos du Président de la République. CCIE. https://www.ccieurope.org

CCIE. (2023b). Interdiction des abayas à l’école : jusqu’où ira le détournement du principe de laïcité ?. CCIE. https://www.ccieurope.org

Della Sudda, M. (2022). Les nouvelles femmes de droite. Hors d’atteinte.

Ouassak, F. (2020). La puissance des mères. La Découverte.

Vergès, F. (2019). Un féminisme décolonial. La Fabrique.

1 En poste de 21h à 07h30 en période scolaire et de 21h à 09h en période de vacances.

2 Aide Sociale à l’Enfance/Mineurs isolés Non-Accompagnés.

3 Service d’Accueil des Mineurs Isolés Étrangers.

4 Réseau Éducatif de Meurthe-et-Moselle.

5 Par équipe éducative, il est question autant des éducateur.ices, des agents éducatifs de nuit, des bénévoles et services civiques, stagiaires IRTS, des cadres, de la direction, et des syndicats.

6 La plupart sont de confessions musulmane ou chrétienne. Il y eu parfois des bouddhistes et hindoues, mais cela reste un témoignage personnel, donc non exhaustif quant à la diversité religieuse du SAMIE.

7 Voir Frantz Fanon, Racisme et Culture, Ed., Présence Africaine 2002/1 (N°165-166), pages 77 à 84.

8 Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle & Réseau éducatif de Meurthe-et-Moselle.

9 Le militantisme culturel est à comprendre ici comme des actions culturelles axées sur une éthique et une morale sociale, par le biais de diverses formes artistiques (éducation populaire, ateliers d’écriture, sorties musées, cinéma, création de projets, échanges intergénérationnels et interculturels, initiations aux arts, éducation aux et par les média, etc.) et non comme l’expression d’idéologies partisanes.

10 inter-mouvement auprès des évacués).

Tel, entre autres, le Festival migration du bassin houiller lorrain, ou Migrant’scène organisé par la CIMADE

11 Cet article se base sur trois années de travail ; le présent compte rendu est donc un condensé de faits réels survenus lors de ces années, et ce durant la nuit et le jour.Le cas d’une intersection des oppressions : l’interdiction de l’abaya.